Les politiciens sauront ils donner une forme légale à ces travaux scientifiques et à ces débats de société?
La moindre découverte technique bouleverse l’idée qu’on se fait de soi, ce qui enchante les uns et effraye les autres. Ces deux réactions opposées sont pourtant légitimes, car toute innovation a des effets secondaires, bénéfiques et maléfiques.
La découverte des Chopper, ces galets tranchants de l’époque pré-acheuléenne a modifié la manière de vivre en groupe. En découpant la viande et en raclant les peaux pour en faire des vêtements, on hiérarchisait le groupe. On mettait au sommet les costauds capables de tuer un animal, et les spécialistes qui savaient transformer le gibier en objets techniques, en poinçons pour coudre les peaux ou en collier de dents pour décorer le corps. Les hommes faibles, les incompétents se contentaient des restes.
Si les Mongols sont arrivés aux portes de Vienne en 1241, en écrasant les armées occidentales et en détruisant les villes, c’est en grande partie grâce à l’usage de l’étrier qui permettait à ces petits guerriers de tenir à cheval, de tournoyer à toute allure en lançant des flèches aux gros Teutons, caparaçonnés mais instables sur leurs appuis.
Quand le blocage hormonal de l’ovulation chez les lapines fut découvert en 1929 par deux endocrinologues, cette trouvaille biologique a bouleversé la condition des femmes et l’organisation des sociétés. Les débats fiévreux qui ont suivi entremêlaient les données scientifiques avec des wagons de fantasmes. Beaucoup pensaient que si le ventre des femmes n’appartenait plus à l’État, elles allaient se prostituer pour gagner quelque monnaie. Les femmes, elles pensaient qu’en maitrisant leur fécondité, elles pouvaient désormais tenter l’aventure du développement personnel. Après 40 ans de débat en France, quand la “pilule” fut rendue légale, les féministes possédaient un solide argument.
En 1960, Alain Reinberg démontrait que les rythmes scolaires (leçons d’une heure, grandes vacances de trois mois, lever précoce) étaient tellement dissociés des rythmes biologiques de l’apprentissage, que l’école freinait l’acquisition des connaissances!
En 2017, l’explosion des neuro-sciences pose des problèmes passionnants et terrifiants. Les chercheurs et praticiens se servent de photos de scanners et de films de résonance magnétique (RMI) pour mieux soigner, pour voir comment travaille un cerveau et analyser la mise en place de troubles du développement. Parfois, ils s’effrayent des interprétations abusives et du risque d’emprise des neuro-sciences qui imposeraient à la société des conditions uniquement techniques d’élevage des enfants.
Depuis l’âge du silex taillé, ces attitudes opposées sont inévitables et nécessaires.
En 1954 j’étais à Bucarest à l’époque de Georghiu Dedj avant Ceaucescu. Visitant la Faculté de Médecine, j’ai vu des banderoles où l’on pouvait lire: “Le chromosome est une invention bourgeoise destinée à légitimer le capital.” Les étudiants qui en parlaient étaient collés à l’examen. Dans les années 1970, en France, de nombreuses publications décrivaient le “chromosome du crime” où l’on pouvait constater cliniquement que des hommes grands, chauves et timides étaient particulièrement nombreux dans la population des criminels emprisonnés et des services de psychiatrie fermée. L’utilisation des connaissances génétiques affirmait qu’ils étaient porteurs d’un gène, proche de “l’x” fragile qui les rendait impulsifs jusqu’au crime.
Le grand public était séduit par ces explications scientifiques. Sur le terrain des hôpitaux, j’étais entouré de psychiatres et de psychologues ulcérés par la notion de “programme génétique”. “L’homme n’est pas une machine” criaient-ils, indignés. Sauf que, à la même époque, je me souviens de réunions à la SFECA (Société Française d’Études du Comportement Animal) où des généticiens comme Roubertoux et Carlier, ne parlaient jamais de programme génétique. Ils travaillaient déjà à la notion d’épigénèse en démontrant qu’un alphabet génétique élémentaire, composé de quelques lettres, pouvait écrire mille romans différents, selon les pressions du milieu.
En 1983, dans l’ile des Embiez, près de Toulon, nous avions organisé avec Jacques Petit et Pierre Pascal, un des tout premiers colloque sur les interactions précoces qui étudiaient comment un fœtus, après la 27e semaine et un bébé pré-verbal, avant le 20e mois, entraient en relation avec son entourage. Dans la salle, les psychanalystes suffoquaient de rage. Bernard This, très apprécié dans ce milieu, s’est écrié: “Vous êtes des médecins nazis! Vous faites des expérimentations sur les bébés, vous les considérez comme des objets de sciences alors que ce sont des personnes! Vous les chosifiez!” L’évolution des idées a démontré que, au contraire, ce sont les expérimentations scientifiques qui ont mené à découvrir le monde mental des nouveau-nés. À la Faculté de Médecine, des universitaires enseignaient que “tant qu’un enfant ne parle pas, il ne peut rien comprendre”. Marie-Claire Busnel, Denis Querleu, Herbinet et d’autres chercheurs de laboratoire, associés à des praticiens fournissaient des documents qui ont justifié le succès du très beau film de B. Martino “Le bébé est une personne” (1984) inspiré de Françoise Dolto et de R.J. Bouyer “Les mémoires d’un bébé” (2009) plus proche de l’éthologie humaine.
Comment comprendre cette avalanche de contresens entre les scientifiques, les gens de terrain et la culture du grand public? Il me semble que ces erreurs d’interprétation témoignent d’un trouble de la communication. Dans notre culture occidentale, la fragmentation du savoir mène au pouvoir. Si vous souhaitez obtenir le prix Nobel, faites des publications de carrière, formatées, ennuyeuses, (parfois éblouissantes) qui permettront de plaire à ceux qui ont le pouvoir de reconnaitre leurs pairs. Si vous préférez soigner, vous lirez ces publications que vos patients valideront ou invalideront selon leurs réactions. Et si vous êtes simplement parent ou consommateur de culture, comme tout un chacun, vous interpréterez ces données scientifiques et cliniques selon vos désirs. Si vous avez un appétit pour les explications organicistes, vous éprouverez du plaisir en disant que les neuro-sciences vont tout expliquer et qu’il suffit de les appliquer pour que les enfants se développent bien. En parlant ainsi vous provoquerez l’hostilité de ceux qui ont soif de relations humaines et d’immatérialité. Ceux là éprouvent les neuro-sciences comme une tentative d’emprise, ou comme une usurpation.
Ces désirs opposés ont raison tous les deux. Les images d’IRM en donnant des certitudes, créent une illusion de vérité car, moins on a de connaissances, plus on a de certitudes! Les chercheurs de laboratoire créent des situations expérimentales qui sculptent des atrophies cérébrales ou les réparent. Ils posent ainsi des problèmes passionnants qui ne sont que des croyances momentanées. Sur le terrain, les praticiens avec leurs scanners de ville photographient des milliers d’atrophies cérébrales dont ils ne font aucune publication mais qui, associées aux travaux expérimentaux prennent parfois, pour eux, une valeur explicative.
Certains sociologues, psychanalystes ou littéraires qui ne savent pas lire ces images entendent des interprétations qui alimentent les stéréotypes culturels. Ils appellent ces histoires “neuroblabla”. Ils savent que le cerveau se situe dans la moitié supérieure du corps, mais ils ne peuvent pas imaginer qu’un enfant aveugle de naissance ou malvoyant parce qu’il vit dans un milieu de pénombre, sculpte un cerveau façonné par cette défaillance. Le déficit peut être neuro-sensoriel d’origine individuelle (cécité), autant qu’environnemental (pénombre). En rétablissant l’homéostasie de la communication, le cerveau d’un tel enfant surentraîne d’autres voies de communication auditive ou olfactive. Si bien que lorsqu’il palpe un objet pour le connaitre, ce n’est pas la zone pariétale habituellement consacrée au toucher qui va fonctionner, c’est la zone occipitale qui traite les informations lumineuses et leur donne la forme d’une image. Un enfant sculpté par une défaillance visuelle apprend donc à voir avec ses oreilles, avec son nez et ses doigts. Pour un praticien cette donnée scientifique offre une possibilité d’éducation des malvoyants. On peut lui apprendre à se déplacer en ville avec l’aide de l’audition et à lire un essai philosophique écrit en braille. Une telle donnée neuro-scientifique est un cadeau pour le praticien (médecin ou enseignant) qui désire aider un enfant.
De nombreux travaux issus des théories de l’attachement démontrent comment un nouveau né placé dans une niche sensorielle pauvre, altère le développement de ses capacités cognitives. Tout apprentissage, pour lui, sera laborieux et pénible, puisque son cerveau n’aura pas été entraîné à traiter ces informations. Un tel enfant se sentira agressé par le premier jour d’école, au point de manifester un petit syndrome psychotraumatique (énurésie, encoprésie, refus alimentaire, insomnie, repli sur soi et agressivité). Ces altérations de fonctionnement ne sont pas dues à une mauvaise qualité cérébrale, elles sont attribuables à une défaillance environnementale: mort de la mère, violence conjugale ou précarité sociale. Ces déterminants hétérogènes provoquent un dysfonctionnement cognitif qui, s’il n’est pas résilié, risque de faire d’un tel enfant, un futur mauvais élève.
Un praticien peut admettre un tel raisonnement systémique, mais d’autres chercheurs coupés de la matière, parlent de “neuroblabla” parce que leur cheminement de carrière ne les a pas entrainés à un recueil d’informations pluridisciplinaires.
Pour déclencher un processus résilient, il faut agir sur le sous système défaillant: donner un substitut affectif si la mère est morte ou malade, apaiser la violence conjugale, proposer une école adaptée aux besoins de l’enfant, lutter contre la précarité sociale et bien sûr, empêcher la guerre.
On a pourtant raison de se méfier du neuroblabla car, au nom de la science, on a souvent provoqué des effets pervers. Ce n’est pas la science qui est remise en cause, c’est son effet-discours, c’est l’implicite idéologique que contient toute publication scientifique. Quand la médecine a été couronnée de succès au début du XXe siècle, elle était tellement convaincante qu’elle est devenue totalement explicative. On a dit que la folie et les troubles du développement étaient attribuables à des microbes ou à des intoxications cérébrales. La méningite syphilitique ou tuberculeuse, la folie urémique ou le crétinisme des Alpes étaient des maladies bien identifiées qui, depuis sont bien soignées. Les antibiotiques, l’épuration extra-rénale, l’addition d’iode dans le sel de table ont guéri ces troubles psychiques. Ce sont les progrès de la médecine qui ont disqualifié le modèle médical des troubles psychiatriques. Alors certains ont pris l’habitude de faire confiance aux savoirs médicaux. Ils demandent de trouver la cause médicale des mauvais résultats scolaires, ce qui est parfois pertinent et la plupart du temps absurde.
L’implicite de la découverte des chromosomes et des gènes donnaient une impression de déterminisme biologique héréditaire inexorable. Les scientifiques qui découvraient l’importance des pressions environnementales qui façonnent le cerveau s’opposaient à la doxa. Ils offraient pourtant un degré de liberté, puisque les politiciens pouvaient en tenir compte et agir sur le milieu qui agit sur nos enfants. Lyssenko, ami de Staline s’est opposé à la découverte des chromosomes, alors que les nazis y ont trouvé un argument pour légitimer le racisme. Les éleveurs, en sélectionnant les gamètes des parents renforçaient la théorie de la race, et Émile Zola illustrait, dans les Rougon-Macquart, l’hérédo dégénérescence de cette famille. Une vérité partielle venait de se transformer en biologie imaginaire où certains politiciens trouvaient une source de décisions tragiques. Même les mathématiques furent utilisés pour alimenter cette idéologie qui moralisait le crime en parlant d’hygiène sociale ou d’épuration des sociétés. Dans les écoles, les instituteurs demandaient aux enfants d’évaluer le coût de l’entretien d’un débile. Connaissant le prix d’un appartement, les élèves devaient calculer combien de couples de beaux jeunes gens étaient privés de logement à cause de l’entretien de la vie sans valeur d’un retardé mental. Pour éviter de telles dérives, il est nécessaire que les politiciens organisent des lieux de rencontre entre les scientifiques, les philosophes et les artistes.
L’école a toujours participé à la hiérarchie sociale. Dans la Grèce ancienne, les élèves apprenaient les gestes et la rhétorique qui les aidaient à mieux se reconnaitre afin de se partager les biens et les responsabilités.
Dans les années d’après-guerre, l’école se contentait d’apprendre à lire, écrire et compter avec des méthodes éducatives parfois brutales, dont les enfants souffraient peu, puisque l’école était brève et qu’à l’âge de 12 ans, ils apprenaient presque tous, un métier manuel.
Aujourd’hui l’école devient le principal organisateur social, mais les enfants sont plus lourds car, à cause des progrès technologiques, ils ne deviennent indépendants que vers l’âge de 26-28 ans. Les processus d’apprentissage, plus variés et compliqués nécessitent l’apport des neuro-sciences. Notre ministre Jean Michel Blanquert a donc demandé à Stanislas Dehaene de préciser ce domaine. Il suffit de regarder la composition de son conseil scientifique pour savoir que ce groupe dira que les neuro-sciences sont nécessaires dans les métiers de l’éducation, mais qu’elles ne doivent pas avoir le monopole des explications puisque travaillent ensemble des philosophes, des linguistes et des sociologues qui se méfieront de l’emprise des neuro-sciences.
Le ministre de l’éducation a aussi demandé à votre serviteur de réfléchir à l’école maternelle. J’ai rassemblé une équipe de chercheurs et de praticiens qui défendront l’idée que la maternelle constitue le fondement affectif du plaisir d’apprendre. Le petit, désireux d’explorer son monde, ne peut le faire que lorsqu’il est sécurisé. Il a encore besoin d’une niche sensorielle, affective, composée de quelques figures d’attachement : la mère bien sûr, mais aussi le père, la fratrie, les compagnons de crèche, et les métiers d’accueil de la petite enfance. Les petits ne s’attachent pas forcément à celle (celui) qui a le plus de diplômes, il faudra donc tenir compte de l’importance de ces accueillantes désireuses d’acquérir des connaissances et leur donner une reconnaissance sociale.
Les travaux sur l’attachement fournissent un recueil de données scientifiques où les neuro-sciences s’harmonisent avec les travaux de psychologues, de sociologues et d’artistes, pour expliquer comment l’acquisition d’une confiance en soi, donne aux enfants le bonheur d’apprendre.
Les politiciens sauront ils donner une forme légale à ces travaux scientifiques et à ces débats de société?
- Boris Cyrulnik Neurologue, psychiatre, éthologue et psychanalyste
0 commentaires